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Grand Témoin

Les 20, 21 et 22 novembre 2024, l’Iddac a accueilli le Forum de Culture Co, un événement réunissant plus de 80 acteurs culturels, Départements et agences culturelles de toute la France.
Trois jours d’échanges autour d’un thème incontournable au cœur de l’ADN départemental
« Culture(s) et territoires ».
Ci-dessous le récit de séminaire d'Olivier Villanove, invité à être le grand témoin du Forum.

Récit de séminaire /Olivier Villanove / 22 novembre 2024.

Un homme se réveille après la tempête.

C’est un artiste, auteur, metteur en scène, porteur de sa propre parole et de celles qu’il collecte pour écrire ses spectacles. Un homme engagé, les deux pieds dans la réalité du monde qui nous entoure. Il mène des projets de territoire passionnants qui le déplace dans ses croyances, dans sa manière de voir le monde. Il adore ça. Aller à la rencontre de l’autre parce que l’autre a toujours été une énigme. Il travaille en milieu rural, en milieu urbain, avec des enfants, des ados, des paysans, des vieux, des bourges, des pauvres. Il a appris à naviguer entre les classes sociales et son statut d’artiste lui a toujours permis de se promener facilement partout. À 50 balais, on commence à se connaître et l’héritage d’une solide formation et expérience dans l’éducation populaire lui a appris à naviguer dans tout type de courants.

 

Bref, c’est l’histoire d’un artiste qui se réveille après la tempête.

Une grosse tempête avec une pluie qui fouette et un vent à décorner les bœufs.

C’est drôle cette expression. J’aime bien faire des recherches sur les mots et sur les expressions. Celle-ci date du XXe siècle, période à l’époque où l’écornage des bœufs est une pratique courante. Elle se réalise de préférence en période de grand vent, ce dernier contribuant à la cicatrisation et au séchage rapide des plaies.

C’est l’histoire d’un artiste qui se réveille après la tempête.

 Une grosse tempête, un déluge. Mais lui, il n’a rien entendu.

Ça me rappelle quand j’étais enfant. J’aime bien faire des associations d’idées.
Je vous raconte.

J’ai 5 ans, mes parents viennent d’acheter leur bateau. Une maison sur l’eau.

Un soir, nous arrivons dans une crique.

À l’abri, semble-t-il. Autour, d’autres bateaux au mouillage.

La nuit tombe. Le vent se lève. Les vagues font danser les frêles embarcations.

La tempête arrive. Autour, les autres bateaux jettent une deuxième ancre. Être bien arrimé.
Mes parents nous couchent, mon frère et moi, gilets de sauvetage sur le dos. Au cas où.
J’ai 5 ans. Le sommeil lourd. Le monde pourrait s’écrouler.

Le matin, je me réveille, j’ouvre le hublot. Un paysage de désolation.

Des bateaux échoués, éventrés sur les rochers, des débris partout.

Et nous ? On n’a pas bougé. Sauvé !

Ma mère dans le cockpit. Mon père à la proue. Les visages épuisés. Ils n’ont pas dormi. Toute la nuit, à veiller, à guetter. J’apprendrai plus tard que ce qui nous a sauvé, c’est que nous n’avions jeté qu’une seule ancre, bien accrochée dans les fonds. Le bateau a valsé, tournoyé. Il a tenu. Autour, la peur a poussé les autres plaisanciers à jeter deux ancres. À la proue, à la poupe. Trop de tension. Pas assez de jeu. Les bateaux ne se sont pas alignés dans le courant. Du coup, les chaînes ont cédé. Trop tard. Les bateaux projetés sur les récifs.

Bon ! C’est l’histoire d’un artiste qui se réveille après la tempête !

Il se réveille et il n’y a plus rien.

Sa maison c’est un peu comme une arche de Noé qui aurait résisté à l’effondrement général.

Il sort de chez lui.

Il avait vu des images à la télé des montées des eaux à Valence en Espagne, des tornades aux États-Unis, du tsunami à Fukushima au Japon.

Il s’était toujours imaginé que ça, ça n’arrivait qu’aux autres.

Pas ici. Il s’est toujours senti à l’abri, avec un climat tempéré, à l’équilibre.

C’est joli cette expression, « à l’équilibre ».

Mais là c’est tout le contraire. 

Il n’y a plus rien. J’insiste. Rien de rien. La tempête a tout emporté.

C’est un peu comme si tu recevais un mail un peu sec pour t’annoncer que t’as plus de budget et qu’il faut que tu te débrouilles pour payer tes engagements d’aujourd’hui ! [1]

Ah si ! je me suis trompé.

Il lui reste quelque chose à l’artiste.

Sur sa table, ramenée d’une intervention de la veille, une chouquette [2] !

Il sort et marche à travers ce paysage de désolation.

Ça prend des années pour construire un monde et en une nuit, il peut disparaître.

Un pays peut s’effondrer sans crier gare et perdre son paysage, son identité ; une culture soufflée.

C’est la sidération. « Être sidéré » c’est être frappé de stupeur.

Comme la direction d’un département qui débarque en disant : ils ont tout coupé. Ils ne se rendent pas compte. Ils font n’importe quoi. Et moi, moi, je n’ai rien pu dire. J’étais sidéré. Les bras m’en tombent. »


Les bras m’en tombent, c’est le symbole de l’impuissance.

Alors l’artiste qui est dans la même situation se met à marcher, à arpenter ce nouveau territoire, à chercher un congénère. Il appelle, il crie. Il n’entend que son écho.

Il avance, tourne en rond et à force de se perdre au même endroit, il finit par avoir des repères. Il comprend qu’il est dans un désert total.

Un mot qu’il détestait employer dans son travail.

Le désert social, urbain ou rural, économique.

 

Il n’a plus rien, à part cette chouquette.

Il se pose, la contemple. C’est beau une chouquette, c’est soyeux, onctueux.

On pourrait la classer au patrimoine immatériel. Comme le cannelé. Ça fait du bien à l’âme. C’est réconfortant. Si on pousse le bouchon, osons, elle fait partie de nos droits culturels !

Bref ! c’est l’histoire d’un artiste qui mange une chouquette après la tempête

Il la savoure. Chaque bouchée. Humm.

Il comprend à cet instant précis que le bonheur n’est qu’un intermède entre deux catastrophes.

Après, c’est la traversée du désert…

Une expression biblique qui signifie une période pendant laquelle on connaît des difficultés et échecs qui peuvent donner un sentiment d’abandon, de peur, de repli sur soi.

Le sucre de la chouquette se transforme en glucide qui irrigue le cerveau, la marche fait circuler le sang dans les veines et active la pensée, le raisonnement.

L’artiste refuse de concevoir que c’est la fin du monde. Il a grandi dans une famille de fonctionnaires qui ont investi organiquement les mots « engagement, lutte, inventivité ».

Il marche.

Il tombe. Son pied vient de heurter une vieille, vieille, vieille bouteille.

Il l’ouvre en se disant que peut-être un petit nectar de Saint-Émilion l’attend.
Rien, juste une fumée qui sort, qui grandit, qui se cartographie et deux petits bras, pieds, yeux apparaissent et une voix toute fragile qui dit je suis l’esprit du département.

On jouait à chifoumi avec ma grande sœur la région. La garce, depuis qu’elle a pris du poids, elle veut tout pour elle. Elle trichait alors nos parents sont intervenus. L’état, papa, interventionniste comme toujours voulait rien entendre. « Faites preuve d’ingénierie ! » La maman république a tenté une médiation, mais ça s’est envenimé. Je me suis énervé. J’ai dit c’est toujours les petits qui trinquent. Injustice ! J’ai été mis au piquet. Ils m’ont enfermé dans cette bouteille tel un génie dans sa lampe.

Alors pour te remercier de m’avoir libéré, je vais t’accorder un vœu. Mais un seul. Parce ce que quand même on est en période de récession.

L’artiste ne sait pas quoi demander.

L’argent ce serait facile, mais il s’est dit soyons plus ingénieux. L’artiste part dans des considérations conceptuelles philosophiques, pensant au bien commun, à la nécessité. Ça jongle dans sa tête. Il a la tête pleine de mots, de concept.

Rentrons dans sa pensée [3] :

Nous avons besoin de répondre à des enjeux de territoire, le public privé et le public public tous les deux impliqué pour qu’on ait une trace durable qui refléterait l’enjeu de la renarcissisation des habitants. Pas facile à dire la renarcissisation, parce que derrière ça, il y a de la sobriété énergétique.  

Les impliquer tous face à des appels à projets, les appels à projets versus les projets à long terme. Là, on est dans une écoresponsabilité. Franchement, face à cette culture qui est un vecteur de développement, il faut être avant tout dans l’implication des travailleurs sociaux. 

Et après, on pourra se réapproprier le patrimoine, et libérer l’ingénierie. Faire avec, c’est mettre en commun. On veut de l’encapacitation des habitants et ne surtout pas se rigidifier. Sinon, quel sera notre impact social ? Forcément, la formation interconnaissance nous donne une condition d’un vécu partagé et nous donne une culture sociale. 

Vous me suivez ? La coopération, c’est la réussite collective. Face à une gouvernance, il faut qu’on soit des acteurs de terrain. Alors là, forcément, on est dans un dialogue interservices qui va revendiquer l’expérimentation face à une mobilité d’immersion.

Qu’est-ce qu’on a ? La culture qui doit toujours convaincre.  

L’esprit du département est patient, attentionné, écoute, prend des notes.

On le connaît, mais là, c’est long.

« Bon alors, ça vient ce vœu ? »

L’artiste se crispe.

 « — Ah non, j’ai besoin de temps.

— Très bien ! ton vœu est exaucé. »

Et piuf ! l’esprit disparaît.  

L’artiste se sent tellement idiot. Il est pris de mélancolie. Il repense à tous ses amis avec qui il aimait partager une soirée à boire du rhum, cuisiner le cochon en regardant des reportages animaliers et parler jazz, voile, Turquie, arbre fruitier.[4] Il se dit en repensant à tous les points communs qu’il a avec ses amis, collègues, que c’est ça qui fait le ciment de nos relations, qui fait que l’on se reconnaît. Notre bien commun, c’est cette culture que l’on partage, un patrimoine que l’on a envie de préserver.

C’est ça qu’il aurait dû demander à l’esprit. Mais trop tard !

Il comprend bien que le monde d’avant, c’est fini.

D’un coup, il sent son horizon qui se rétrécit.

Devant lui, apparu comme un mirage, une femme.

Enfin, il n’est plus seul. Il se dit intimement qu’il y a de l’espoir.

Ils échangent et l’artiste découvre que la femme a une parole très structurée. Elle se présente. Elle est géographe.

Elle parle de mobilité, d’itinérance, qu’elle cherche à aller vers un territoire attractif et que la distance ne se calcule plus en km, mais en temps. Elle cherche le positif et voit dans ce désert qu’elle refuse de définir ainsi un espace plus ouvert. « spring is coming ! » crie-t-elle.

La géographe s’arrête de parler fixe le menton de l’artiste.

Dans sa barbe, un reste de chouquette

Son œil frise. Ses papilles s’agitent.

La géographe rêve d’une chouquette. Tout son corps, son cœur appelle à la chouquette.

« -Ou est-ce que tu as trouvé ça ? »

L’artiste comprend que très vite la pyramide de Maslow peut s’inverser et les priorités primaires s’imposer. Alors l’artiste qui aime inventer des histoires comprend qu’il y a besoin de faire récit pour redonner du souffle :

« Tu vois la dune devant toi et bien sache que derrière il y a toute l’équipe de l’Iddac qui t’attend avec des cannelés et des chouquettes »

Il n’a pas fini son histoire pour lui dire « mais non c’est une blague ! » que la géographe est partie en courant. Parti en courant avec tellement de conviction que c’est beau à voir.

L’artiste voit la géographe disparaître derrière la dune et plus rien.

Plus rien.

Il se dit c’est fou, c’est incroyable comme elle est partie en courant.

Une histoire peut te donner des ailes.

C’est beau cette expression « Donner des ailes. » C’est fournir la capacité à se surpasser, à être transcendé par une situation pour laquelle on se bat.

Un peu comme un artiste qui inventerait tout une mythologie sur un village des Deux-Sèvres et qui déciderait de monter un festival avec ses habitants qui durerait plus de 30 ans.

L’artiste se dit.

« Si ça se trouve, il y a vraiment des chouquettes de l’autre côté de la dune. »

Et il part à son tour en courant, croyant lui-même à sa propre histoire…

Et là de l’autre côté.

Stupeur !

Par nécessité dramaturgique.

Et aussi pour nous donner de l’espoir, ou plutôt pour ne pas perdre l’espoir.

Il y a un panneau de direction avec marqué dessus : culture et territoire.

L’artiste se sent pousser des ailes.

« Avoir l’impression que tout va nous réussir »

Il prend le chemin. Il arrive devant une forêt, touffue, épaisse.

Il marche. Il arrive dans une clairière.

Au milieu de cette clairière, une grande table ronde.

Et autour, des hommes et des femmes en plein échange, en pleine discussion.

L’artiste s’approche. Il est accueilli à bras ouvert. On lui raconte ; je vous raconte.

Nous étions un groupe d’élu-es, agent-es, salarié-es réuni pour débattre de nos métiers. Nous avions soif de partager nos savoirs faire, mettre en commun nos expériences.

Nous étions tous et toutes dans un hôtel modeste dans une petite ville modeste et quand nous nous sommes réveillés, il n’y avait plus rien. C’est fou, la veille, nous parlions d’effondrement, de tous les trous à combler et bien nous y voilà le jour d’après. Comme on est des gens de terrains, que notre sujet, c’est le territoire, on s’est mis en route et on s’est retrouvé ici.

 

L’artiste les écoute et découvre un groupe passionné, investi, convaincu, mais aussi fragile et humble face à l’immensité de la tâche et la complexité de la tâche. Ça lui fait du bien. Il n’est pas seul à devoir redoubler de créativité et d’adaptabilité. Il s’engage auprès d’eux, participe à des chantiers de réflexions. Tous les sujets sont hyper concrets. 5

 

On se met d’accord pour ne pas parler d’ingénierie, mais plutôt d’inventivité.

On imagine des lieux de rencontres, de réunions.

La Mayenne ouvre le bal, « Je suis épuisé de parler de concertation. »

Le Lot-et-Garonne, « Il faut inventer son propre fonctionnement. »

Dans le Puy-de-Dôme, « Je ne lâcherai rien de mon engagement. »

La Vendée, « Vous êtes au courant que le Vendée Globe est reporté ? »

Dans les Côtes-d’Armor, « On fait des ateliers. On fait rentrer des ronds dans les carrés.

Vous savez comment ? »

Le Maine-et-Loire, « On n’a pas peur de s’y frotter. On doit s’adapter. »

Dans le Tarn-et-Garonne, « Sans solidarité, la culture, c’est qu’une coquille vide. »

La Dordogne, « Est-ce que le RN survivra à la tempête ? »

La Gironde, « Comment on préserve ? »

Dans le Morbihan, « Le terrain, c’est la liberté ! »

Dans le Finistère, « Monter en compétence pour s’inscrire durablement. »

Dans la Manche, « Dans 50 ans, on a 644 kilomètres de côtes qui disparaissent.

Qu’est-ce qu’on fait ? »

À l’IDDAC, « j’ai envie d’une chouquette ! »

Dans le Calvados, « Approche large du spectre culturel »

Dans la Loire-Atlantique, « Je suis sans voix. »

En Seine-Saint-Denis, « Déplacer notre regard sur les quartiers. »

En Seine-et-Marne, « Il faut mobiliser tout le monde. »

Et tous les représentants des autres départements s’impatientent.

« On est dans l’urgence, j’ai besoin de temps, je n’y arrive pas, on ne va jamais y arriver. Il nous faut plus de temps. »

Du temps ?

L’artiste a l’œil qui frise.

J’en ai. J’en ai plein. Du temps long.

Le temps, ça n’a pas de prix. 6

C’est comme le sourire d’un enfant, un rayon de soleil dans les nuages, la biodiversité, un rire très fort. Ça n’a pas de prix. Comme arriver le dernier.

Du temps pour aimer, s’aimer devant le monoprix, ça n’a pas de prix.

Un long silence a suivi. Un silence qui a pris le temps

Ils ont regardé par de là la cime des arbres, le soleil

Et là-haut les oiseaux qui nous voit tout petit si petit et qui crie : « Au fou ! Au fou ! » 7

Heureux les fêlé-es qui laissent passer la lumière.8


[1] Pendant ces trois jours de rencontre et de séminaire, nous avons souvent vu des visages blêmir après un appel de leur département…

[2] L’accueil de l’IDDAC est exemplaire et la pause chouquette a permis à bon nombre d’adoucir les humeurs.

[3] Au cours des ateliers de travail, quelques mots et réflexions sont sortis du lot. Pour la restitution, le grand témoin a écrit sur un jeu de cartes les mots en gras, les a mélangés et a improvisé ce discours en sortant une carte/un mot toutes les 2 secondes.

[4] Un jeu de brise-glace pour se rencontrer animé par Culture Co nous a demandé des points communs en moins d’une minute.

5 Lors de la dernière séance de travail sur le sujet « les Départements peuvent-ils maintenir le cap dans la tempête ? », le grand témoin a glané quelques prises de parole qui reflètent le moment.

6 Au cours de la représentation du spectacle La lune si possible, la cie a posé la question « Qu’est ce qui n’a pas de prix pour vous ? » et chaque participant a écrit sa réponse. Quelques-unes se retrouvent ici.

7 Chanson des têtes Raides.

8 Citation de Michel Audiard.